Introduction
Rapport spécial sur l'ingérence étrangère dans les processus et les institutions démocratiques du Canada
1. À partir de l’automne 2022, des articles dans les médias s’appuyant prétendument sur une fuite de renseignements ont fait entrer la question de l’ingérence étrangère carrément dans le discours public. Ils ont soulevé des questions quant aux informations que détenait le premier ministre et au moment auquel elles lui ont été transmises, et à savoir si le gouvernement avait ignoré des renseignements afin d’en tirer un avantage partisan. Les articles ont aussi suscité des questions sur les mesures plus générales que le gouvernement avait prises pour répondre à l’ingérence de la République populaire de Chine et d’autres pays dans les élections de 2019 et de 2021, notamment pour déterminer si une négligence systémique plus globale était en cause. Certains parlementaires et commentateurs ont demandé la tenue d’une enquête publique.
2. Le 1er novembre 2022, le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre a lancé une étude sur l’ingérence étrangère. Le Comité permanent a demandé aux ministres et aux dirigeants d’expliquer comment le gouvernement avait répondu aux activités d’ingérence étrangère. Il a également entendu des experts, des organisations intéressées et des groupes communautaires au sujet de la menace que posaient les États menant des activités d’ingérence Note de bas de page 1 . Le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes a lancé une étude similaire le 7 décembre 2022. Aucun des deux comités permanents n’avait accès à de l’information classifiée Note de bas de page 2 .
3. Le 6 mars 2023, le premier ministre a demandé ou annoncé la tenue d’une série d’examens indépendants. Le premier ministre a demandé à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR) de mener un examen du flux d’informations entre les organisations de la sécurité nationale et les décideurs lors des 43e et 44e élections générales. L’examen par l'OSSNR portait sur la production et la diffusion de renseignements sur l’ingérence étrangère, y compris sur la façon dont ils ont été communiqués au sein du gouvernement Note de bas de page 3 . (l'OSSNR a présenté son examen au premier ministre le 5 mars 2024.) Le premier ministre a également nommé un rapporteur spécial indépendant (RSI) pour qu’il détermine, entre autres, si le gouvernement doit lancer une enquête publique sur les allégations d’ingérence étrangère Note de bas de page 6 . (Le rapporteur spécial est venu à la conclusion qu’une enquête publique ne devrait pas être menée Note de bas de page 7 ; toutefois, le gouvernement a au bout du compte ouvert une enquête publique le 7 septembre 2023 Note de bas de page 8 .) Enfin, le premier ministre a demandé au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (le Comité) « d’effectuer un examen pour évaluer l’état de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux fédéraux » en ce qui a trait aux « tentatives d’ingérence étrangère qui ont eu lieu lors des 43e et 44e élections générales fédérales, y compris leurs répercussions possibles sur la démocratie et les institutions canadiennes Note de bas de page 9 ».
4. En réponse à la demande du premier ministre, le Comité a décidé de mener un examen plus vaste, élargissant la portée au-delà du processus électoral fédéral jusqu’aux processus et institutions démocratiques fédéraux du Canada (définis ci-après au paragraphe 7) Note de bas de page 10 , pour deux raisons. Premièrement, le Comité avait déjà réalisé un examen sur l’ingérence étrangère en 2019 et savait déjà comment les États essayaient de manipuler la politique et la société canadiennes pour promouvoir leurs propres intérêts nationaux. Par conséquent, le Comité comprenait que les élections, quoique centrales, font partie d’un continuum plus large d’efforts d’ingérence dans les processus et institutions démocratiques du Canada. Deuxièmement, le Comité voulait concentrer ses efforts là où il en profiterait le plus : son accès à des informations hautement classifiées qui ne peuvent être discutées en public. Le Comité s’est appuyé en grande partie sur des documents, des séances d’information et des comparutions classifiés pour former sa compréhension de l’état de l’ingérence étrangère dans les processus et institutions démocratiques du Canada et de la réponse du gouvernement.
Portée
5. Le présent rapport s’appuie sur l’examen de 2019 par le Comité, qui étudiait plus généralement l’ingérence étrangère au Canada. Entre autres, il examinait en détail les principaux auteurs de menace, leurs motivations, et les tactiques et les cibles liées à l’ingérence étrangère, ainsi que la réponse du gouvernement à la menace, notamment la coopération et la coordination, l’obtention de ressources et l’établissement des priorités, et les cadres législatifs. L’examen de 2019 n’a pas abordé précisément les activités d’ingérence étrangère visant la 43e élection fédérale étant donné les efforts embryonnaires du gouvernement dans le domaine à cette époque.
6. Le présent examen cherche à éviter le chevauchement des travaux réalisés par le Comité dans le passé. Il est évident pour le Comité que des acteurs étrangers continuent de mener des activités d’ingérence étrangère au Canada. Les principaux auteurs de menace, y compris leurs motivations, leurs tactiques et leurs techniques, restent essentiellement les mêmes, mais le présent examen décrit leur évolution et ce que les organisations du renseignement ont communiqué dans la période en question. Qui plus est, les mandats et les pouvoirs législatifs des ministères et organismes responsables de répondre à l’ingérence étrangère demeurent en grande partie inchangés. Cet examen présentera donc les cas d’exception.
7. Par conséquent, l’examen se concentrera de façon restrictive sur la menace précise contre les processus et institutions démocratiques du Canada comme sous-ensemble du plus vaste problème que représente l’ingérence étrangère (voir à l’annexe B le Cadre de référence du Comité). Le Comité définit les processus et institutions démocratiques comme étant les processus, les acteurs et les intervenants ayant une part intégrante dans la façon dont le Canada se gouverne. À ce propos, on compte parmi les principaux acteurs et intervenants :
- les électeurs;
- les partis politiques, les candidats et leur personnel;
- les parlementaires et leur personnel;
- les fonctionnaires;
- les médias;
- les lobbyistes;
- les groupes communautaires.
Les principaux processus comptent :
- l’élection en tant que telle Note de bas de page 11 ;
- les processus de mise en candidature, y compris les courses à la chefferie;
- les travaux parlementaires, y compris les motions parlementaires et les processus législatifs;
- les campagnes;
- les activités de financement.
8. Le présent examen s’est penché sur des informations du 1er septembre 2018 au 15 mars 2024 et englobait les organisations suivantes :
- Affaires mondiales Canada (AMC);
- le Bureau du commissaire aux élections fédérales;
- le Bureau du Conseil privé (BCP);
- le Centre de la sécurité des télécommunications (CST);
- Élections Canada;
- la Gendarmerie royale du Canada (GRC);
- le ministère de la Justice;
- Sécurité publique Canada (SP);
- le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS);
- le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC).
9. Le présent examen ne traite pas des répercussions de l’ingérence étrangère sur les principes démocratiques dans leur ensemble Note de bas de page 12 . Ce concept a été abordé dans le rapport précédent du Comité, qui a déterminé que les conséquences de l’ingérence étrangère dans les processus et institutions démocratiques étaient claires : elle sape les droits démocratiques et les libertés fondamentales des Canadiens; l’équité et l’ouverture des institutions publiques du Canada; la capacité des Canadiens de prendre des décisions éclairées et de participer aux débats publics; l’intégrité et la crédibilité du processus parlementaire du Canada; et la confiance du public envers les décisions de politiques publiques qui sont prises par le gouvernement Note de bas de page 13 . Le Comité a délibéré longuement sur cette distinction, mais a finalement décidé qu’étant donné le travail qu’il a accompli par le passé et les efforts continus d’autres comités parlementaires sur l’ingérence étrangère, sa valeur réside dans un examen plus circonscrit des processus et institutions démocratiques reposant sur des documents hautement classifiés.
Méthodologie
10. Pour appuyer son examen, le Comité a demandé des documents à AMC, au BCP, au CST, à la GRC, au SCRS et à SP, examinant 4 000 documents totalisant plus de 33 000 pages. Il s’est également appuyé sur les séances d’information du Secrétariat et les réponses des ministères aux questions écrites. De plus, de hauts dirigeants sont comparus devant le Comité, parfois à plus d’une reprise, en provenance d'AMC, du BCP, du CST, de la GRC, du SCRS et de SP. Étant donné le rôle important qu’ils jouent dans divers aspects de l’ingérence étrangère, de hauts représentants du Service des poursuites pénales du Canada, d’Élections Canada et du Bureau du commissaire aux élections fédérales ont également fourni de l’information au Comité. À la dernière étape de son examen, le Comité a reçu en comparutions le ministre de la Justice, le ministre de la Sécurité publique, des Institutions démocratiques et des Affaires intergouvernementales, la ministre des Affaires étrangères et le premier ministre. Le Comité tient à remercier les ministres et les représentants pour leur temps, leur franchise et leur expertise.
11. En considérant l’information reçue pour le présent examen et les conclusions tirées dans son examen antérieur sur l’ingérence étrangère, le Comité a remarqué que l’appareil du renseignement est invariablement d’avis que les auteurs de menace continuent de considérer le Canada comme un milieu permissif, considérant les activités d’ingérence comme une façon de poursuivre des intérêts stratégiques comportant peu de risques et offrant des gains élevés Note de bas de page 14 . Dans son analyse des comparutions et des documents de l’examen, le Comité s’est appuyé sur cet avis, qui a soulevé plusieurs questions clés :
- La réponse du gouvernement à cette menace a-t-elle contribué au fait que les États étrangers perçoivent les processus et institutions démocratiques du Canada comme étant des cibles faciles?
- Si la réduction efficace des menaces vise à contrer les intentions, les moyens et les occasions d’agir des acteurs hostiles, de quelle façon et dans quelle sphère les processus et institutions démocratiques du Canada sont-ils les plus vulnérables?
Le Comité s’est placé dans cette perspective analytique pour élaborer son évaluation, tirer ses conclusions et formuler ses recommandations, afin d’aider le gouvernement à faire la lumière sur les lacunes qui persistent et les mesures à prendre.