Chapitre 1 : Comprendre l’ingérence étrangère et les enjeux connexes
Rapport spécial sur l'ingérence étrangère dans les processus et les institutions démocratiques du Canada

12. Le terme « ingérence étrangère » en soi n’est pas codifié dans le droit canadien, mais on convient généralement qu’il correspond à la définition donnée dans la Loi sur le SCRS des activités influencées par l’étranger qui « touchent le Canada ou s’y déroulent et sont préjudiciables à ses intérêts, et qui sont d’une nature clandestine ou trompeuse ou comportent des menaces envers quiconque Note de bas de page 15  ». Depuis le dernier examen du Comité, la définition de l’ingérence étrangère a évolué à mesure que la menace gagnait en importance au sein de l’appareil de la sécurité et du renseignement. Dans son rapport de 2021 sur les menaces visant les processus démocratiques du Canada, le SCRS écrit :

En d’autres mots, l’ingérence étrangère comprend les tentatives de secrètement influencer, intimider, manipuler, interférer, corrompre et discréditer des personnes, des organismes ou des gouvernements pour favoriser les intérêts d’un État étranger. Ces activités, qui peuvent être menées par des acteurs étatiques ou non étatiques, visent des organisations et des personnes canadiennes, au pays ou à l’étranger, et menacent directement la sécurité nationale du Canada.

Une activité d’ingérence étrangère est menée par un État étranger ou une tierce partie (une personne ou un organisme) qui agit pour son compte, pour exercer secrètement une influence, par exemple sur des décisions ou des événements, en vue de favoriser des intérêts stratégiques. Souvent, ces activités s’inscrivent dans des opérations clandestines destinées à influencer, par la tromperie, les politiques, les officiels ou les processus démocratiques du gouvernement du Canada à l’appui de visées politiques étrangères Note de bas de page 16 .

13. Dans le contexte des institutions et des processus démocratiques, l’ingérence étrangère peut se traduire par un acte unique ou un ensemble d’activités et de comportements qui s’échelonnent sur une période au cours de laquelle un État étranger dissimule ses efforts visant à influencer la prise de décisions Note de bas de page 17 . Les États commettent de l’ingérence étrangère dans le but d’atteindre divers objectifs qui s’inscrivent dans un continuum allant de l’objectif tactique à l’objectif stratégique. En outre, les objectifs stratégiques consistent à forger et à maintenir une perception non critique, voire positive, de l’État et de ses activités au Canada, mais aussi à dissuader toute critique des politiques et pratiques nationales promues par l’État en question. Quant aux objectifs tactiques, ils permettent d’atteindre les objectifs stratégiques, notamment : entraver, empêcher ou altérer les études, les motions ou les projets de loi parlementaires que l’État en question estime être contraires à ses intérêts; ou faire appel à des individus chargés de miner ou de promouvoir les efforts ou les aspirations de groupes ethnoculturels au Canada.

14. Comme il sera décrit plus loin au chapitre 3, les activités d’ingérence étrangère ayant eu lieu au Canada pendant la période visée par l’examen ont été principalement menées par interactions entre personnes, une notion que le Comité a désignée comme étant de l’ingérence étrangère « traditionnelle » dans son rapport précédent Note de bas de page 18 . Les acteurs étrangers cherchent à cultiver des relations à long terme avec des Canadiens qui peuvent servir leurs intérêts pour que ces derniers agissent en leur faveur et contre les intérêts du Canada.

15. À cet égard, l’ingérence étrangère devrait être entendue comme un effort qui se déroule sur le long terme, semblable à l’espionnage et qui a recours tant aux incitatifs qu’aux menaces. Les deux approches permettent, s’il y a lieu, la manipulation de cibles en leur demandant, par exemple, de rendre des services inappropriés ou des faveurs spéciales. Les incitatifs comprennent habituellement deux étapes. D’abord, l’acteur étranger offre au Canadien influent de l’argent ou d’autres faveurs. Il peut s’agir de paiements directs, d’argent comptant, de contributions en nature à la campagne, d’investissements dans sa région, de voyages toutes dépenses payées au pays étranger ou de promesses d’une occasion d’emploi ou d’un poste comportant peu de tâches après son départ de la charge publique. Ces méthodes visent à créer un sentiment de dette ou une obligation de renvoyer l’ascenseur. Ensuite, une fois que le Canadien accepte l’argent ou la faveur du gouvernement étranger, l’acteur étranger s’en sert comme monnaie d’échange afin de faire pression sur sa cible Note de bas de page 19 .

16. Le processus peut se dérouler sur des années et parfois tellement lentement que certaines cibles canadiennes n’ont pas, au moins pour quelque temps, à aborder de front le fait qu’elles mènent de l’ingérence étrangère ou la soutiennent. Certains Canadiens influents peuvent se censurer sur des questions controversées pour un État étranger. D’autres peuvent assimiler des messages de l’étranger et s’aligner sur les positions des pays en question, tandis que d’autres peuvent prendre des mesures dans l’intérêt de l’État étranger sans égard pour la position du Canada et peuvent même agir à l’encontre des intérêts du Canada Note de bas de page 20 .

17. Les acteurs étrangers appliquent également des méthodes coercitives ayant pour but de dissuader la mise en place de mesures qui pourraient faire obstacle aux intérêts de l’État étranger, par exemple, en refusant d’accorder un visa, en ordonnant le retrait du soutien (des votes ou des fonds) à une communauté ou en menaçant de compromettre les moyens de subsistance ou les avantages dont jouissent les membres de la famille habitant au pays étranger.

18. L’ingérence étrangère se distingue des activités admissibles que sont, par exemple, les pressions diplomatiques et le lobbying. Ces dernières activités sont connues de l’État hôte et se déroulent par des voies reconnues dans le but de produire des résultats stratégiques ou d’atteindre des objectifs particuliers. Il est normal que les diplomates étrangers en poste au Canada, par exemple, cherchent à communiquer avec les élus de tout credo politique, à persuader les décideurs, à utiliser les médias locaux pour promouvoir leurs intérêts nationaux ou à soutenir, voire mobiliser les organisations canadiennes. D’ailleurs, les diplomates canadiens font de même lorsqu’ils sont en poste à l’étranger. Ils font la promotion des intérêts stratégiques du Canada, ils tentent d’établir des relations avec les acteurs étatiques influents et ils soutiennent des initiatives que le pays hôte peut voir d’un mauvais œil, notamment les projets prodémocratiques. Qu’elles aient lieu au Canada ou dans un autre pays, ces activités sont manifestes, déclarées à l’État hôte et conformes aux termes de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, ce qui n’est pas le cas des activités d’ingérence étrangère.

19. Le Comité a plusieurs fois entendu les représentants dire qu’il était difficile d’établir une nette distinction entre l’influence étrangère et l’ingérence étrangère. Des acteurs étrangers sophistiqués mènent un mélange d’activités transparentes et secrètes. Pour cette raison, bon nombre d’activités d’ingérence étrangère se situent dans une zone grise légale et normative (voir la figure 1 plus loin) Note de bas de page 21 . Par exemple, il n’est pas illégal qu’un État étranger se coordonne avec une entité privée ou non étatique pour faire pression sur les responsables des politiques. Or, ce type d’activité devient de l’ingérence dès lors que l’État étranger cherche à dissimuler ses interventions, ses orientations ou son financement. De même, il n’est pas illégal de payer un média canadien pour qu’il produise une couverture qui peint positivement un État étranger ou encore donne de la visibilité à la politique officielle d’un État étranger. Toutefois, dès lors que cet État masque son implication, l’activité n’est plus considérée comme relevant de la sphère acceptable de la diplomatie et du lobbying; elle constitue de l’ingérence étrangère.

20. Il est également difficile de déterminer si une activité est dirigée par un État compte tenu des efforts que l’État déploie pour masquer ses activités. Par conséquent, il peut être complexe d’établir si un individu est la cible d’ingérence étrangère (p. ex., s’il ignore qu’un État étranger agit en son nom pour appuyer sa candidature), si l’individu est un complice par contrainte (p. ex., à la suite de menaces de sanctions) ou si l’individu est un participant consentant (p. ex., s’il reçoit sciemment des ordres d’une mission diplomatique étrangère) Note de bas de page 22 . Les États hostiles connaissent bien cette zone grise et n’hésitent pas à l’exploiter Note de bas de page 23 .

Figure 1 — Ingérence étrangère

Figure 1 — Ingérence étrangère
Longue description

L'ingérence étrangère n'est pas

  • Le lobbying agressif, les activités licites de revendication, ou la dissidence
  • L'engagement ouvert avec des entités au Canada
  • L'utilisation des agences mediatiques des États étrangers pour diffuser de la propagande
  • Les entités canadiennes appuient ouvertement un État étrangèr

Zone grise + Déception

  • Payer les agences mediatiques canadiennes pour diffuser de la propagande étrangèr (sans attribution)
  • La mobilisation des groupes ou personnes tiers au Canada pour « surveiller » des entités concernantes (p. ex. les dissidents)
  • Fournier de l'appui (financierement ou autre) aux organisations communautaires « amies » au Canada (sans attribution)
  • La coordination entre un état étrangèr et une entite privée ou étatique (p. ex. des sociétés) visant à persuader les décideurs politiques.

L'ingérence étrangère est

  • L'obscurcissement de la participation de l'État dans les activités d'influence, utilisation des tierces parties pour avancer les intérêts hostiles de l'État;
  • Des activités trompeuses visant à manipuler les individus;
  • L'utilisation — de manière clandestine ou trompeuse — des entités au Canada (p. ex. une personne, un groupe, une société) pour remplir des fonctions faisant normalement partie des tâches des dirigeants d'un État étranger;
  • Mener des discussions ouvertes sur des questions délicates sous forme de menace ou de coercition;
  • Le financement ou l'appui d'un candidat aux élections ou d'un parti politique au moyen des intermédiaires;
  • Les tentatives de contrôler ou d'influencer indûment des membres de diaspora (communautés ou groupes);
  • Les campagnes de désinformation — en ligne et en personne.

21. Par exemple, une tactique courante pour faire progresser l’ingérence étrangère est le recours aux mandataires. Un mandataire est un Canadien ou une personne habitant au Canada qui entretient une relation officielle avec l’État et qui mène des activités sciemment et consciemment au nom des intérêts de l’État étranger. Cette tactique crée une séparation entre l’activité de menace et l’acteur étranger, offrant à l’acteur étranger un déni plausible. Les collaborateurs sont employés dans une tactique similaire. Le SCRS définit un collaborateur comme une personne qui n’entretient pas de relations officielles avec un État étranger, mais qui, à différents degrés de conscience, est utilisée par l’État pour faire avancer ses intérêts Note de bas de page 24 .

22. Les activités d’ingérence étrangère se manifestent au gré des ambitions stratégiques des États. Historiquement, la forme et la portée de l’ingérence étrangère au Canada ont été fixées par divers facteurs : l’aptitude et la volonté de l’acteur étatique à investir des ressources dans les activités d’ingérence étrangère; la croyance de l’acteur étatique en la possibilité que ses interventions donnent des résultats significatifs; et la mesure dans laquelle un conflit national a pu s’étendre jusqu’au Canada Note de bas de page 25 . L’ingérence étrangère peut également s’amplifier ou s’atténuer lorsque des événements majeurs ont lieu : aux fins du présent examen, tout particulièrement, elle s’intensifie pendant les campagnes électorales, qui sont des périodes qui constituent des conjonctures propices pour les acteurs étrangers en vue d’exercer leur influence sur tous les ordres de gouvernement Note de bas de page 26 . Le SCRS note que :

[…] des États étrangers estiment que […] les décisions et les politiques des gouvernements provinciaux et des administrations municipales […] peuvent avoir des répercussions négatives sur leurs principaux intérêts. Comme le monde se fait de plus en plus petit et compétitif, certains font tout ce qui est en leur pouvoir pour favoriser leurs intérêts nationaux et bien se placer alors que la situation géopolitique change rapidement Note de bas de page 27 .