Chapitre 5 : Responsabilité et gouvernance
Rapport spécial sur le mandat de la Police fédérale de la Gendarmerie royale du Canada

107. La responsabilité ministérielle est un principe fondamental du régime démocratique parlementaire du Canada Note de bas de page 189 . Le ministre de la Sécurité publique est responsable de la GRC, et doit en rendre compte au premier ministre et au Parlement. En vertu de la Loi sur la GRC, le gouverneur en conseil nomme le commissaire de la GRC qui, sous la direction du ministre, a pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s’y rapporte Note de bas de page 190 . Le ministre doit donc s’assurer que la GRC est efficace, responsable et répond aux priorités du gouvernement. Devant le Parlement, le ministre doit rendre compte du fonctionnement de la GRC et de l’utilisation de ses pouvoirs.

Indépendance de la police

108. Cela dit, la responsabilité ministérielle de la GRC diffère de celle des autres organisations gouvernementales. L’enjeu central est l’indépendance de la police Note de bas de page 191 . Les lois ne définissent pas l’indépendance de la police au Canada. Plutôt, le concept a été défini au fil du temps dans la jurisprudence et des commissions d’enquête, qui ont traité de la relation entre la police et les ministres. En 1981, la Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada (la Commission McDonald) a recommandé que le ministre approprié ait “plein pouvoir de direction sur les activités de la GRC, sauf sur les pouvoirs policiers « quasi-judiciaires » de procéder à des enquêtes, à des arrestations et à des poursuites Note de bas de page 192 ”. La Commission a aussi souligné que l’autorité sur la police par les représentants élus était semblable au besoin que l’armée soit assujettie à l’autorité civile Note de bas de page 193 .

109. En 1999, la décision de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Campbell a confirmé l’indépendance de la police dans le contexte des enquêtes criminelles :

Un policier qui enquête sur un crime n’agit ni en tant que fonctionnaire ni en tant que mandataire de qui que ce soit. […] Bien qu’à certaines fins, le Commissaire de la GRC rende compte au Solliciteur général, il ne faut pas le considérer comme un préposé ou un mandataire du gouvernement lorsqu’il effectue des enquêtes criminelles. Le Commissaire n’est soumis à aucune directive politique Note de bas de page 194 .

La Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar de 2006 a renvoyé à l’arrêt Campbell, relevant que la GRC rend compte au ministre, qui doit être tenu informé de sa conduite et être redevable au Parlement et à la population du Canada Note de bas de page 195 .

110. Des décisions plus récentes réaffirment cette perspective. Dans trois décisions de tribunaux d’appel suivant l’arrêt Campbell, on note que l’indépendance de la police doit se restreindre à l’« application de la loi » et aux « décisions clés en matière d’application de la loi » Note de bas de page 196 . Alors que le ministre de la Sécurité publique peut donner des directives à la GRC, il ne peut pas intervenir dans les enquêtes. Par ailleurs, le ministre peut émettre une directive ministérielle sur les priorités et l’administration de l’organisation. En effet, comme l’a affirmé le spécialiste en droit canadien Kent Roach dans l’article qu’il a rédigé pour le Comité, [traduction] « une orientation stratégique et responsable démocratiquement pour les priorités, les objectifs et les politiques en matière de services de police donnée par l’entremise des directives ministérielles cadre bien avec l’indépendance de la police Note de bas de page 197  ». Toutefois, le professeur Roach apporte une distinction entre une directive inappropriée et une directive légitime :

[traduction] À la suite de l’arrêt Campbell, l’indépendance de la police comme principe constitutionnel et de common law et peut-être même comme principe de justice fondamentale au titre de l’article 7 [de la Charte] n’empêche pas le gouvernement d’établir des priorités ou des politiques en matière de services de police. De telles directives ne porteraient atteinte à l’indépendance de la police que si, dans les faits, elles dictaient les enquêtes sur des personnes précises ou mettaient fin à des enquêtes sur des personnes précises.

Le ministre est en définitive responsable de l’orientation légitime des priorités, objectifs et politiques en matière de services de police. Comme l’a souligné M. Roach devant le Comité, [traduction] « nous ne voulons pas d’un État policier qui permet au gouvernement de dire à la police de porter des accusations et contre qui ne pas les porter, et nous ne voulons pas non plus d’un État où la police mène ses activités indépendamment de la démocratie Note de bas de page 198  ».

Directive ministérielle à la GRC

111. Le ministre de la Sécurité publique donne des directives à la GRC. En plus de veiller à l’utilisation appropriée des pouvoirs, le ministre peut donner au commissaire une orientation sur la gestion de la GRC et tout ce qui s’y rapporte. Ainsi, le ministre peut prescrire proactivement la façon dont la GRC devrait mener ses activités, y compris ses priorités et ses objectifs. Cette orientation a récemment pris deux formes : les directives ministérielles (quelquefois appelées instructions du ministre) et les lettres de mandat.

112. Les directives ministérielles offrent une orientation stratégique à la GRC sur des secteurs précis. Par le passé, ces directives ont porté sur des questions sensibles ou particulièrement importantes, comme l’échange d’information et la lutte contre le terrorisme. Le ministre de la Sécurité publique a émis plusieurs directives à la GRC qui touchaient la Police fédérale :

  • Instruction du ministre — Enquêtes liées à la sécurité nationale dans les secteurs exigeant des précautions spéciales (2003) : Elle ordonne à la GRC de mettre en place des mesures spéciales lors d’enquêtes sur des infractions ou activités liées au terrorisme qui ont des répercussions sur les institutions fondamentales de la société canadienne, y compris le milieu universitaire, la politique, la religion, les médias et les syndicats.
  • Instruction du ministre — Accords et coopérations reliés à la sécurité nationale (2003) : Elle a mis en place des processus pour que la GRC conclue des ententes avec des organismes de la sécurité et du renseignement de l’étranger en vue d’enquêtes sur des infractions ou activités liées au terrorisme.
  • Instruction du ministre — Responsabilité et obligation de rendre compte (2003) : Elle décrit les responsabilités du ministre et du commissaire relativement aux enquêtes sur des infractions ou activités liées au terrorisme.
  • Instruction du ministre sur l’échange d’information avec des organismes étrangers (2011) : Elle donnait des orientations sur l’échange d’information avec des entités étrangères portant sur des infractions ou activités liées au terrorisme.
  • Instruction du ministre — Éviter la complicité dans les cas de mauvais traitements par des entités étrangères (2019) : Elle a obligé la GRC de surveiller l’échange d’information avec les partenaires de l’étranger et d’en rendre compte. Elle a aussi obligé la GRC à fournir au ministre un rapport annuel sur les cas où l’instruction a été appliquée, y compris le nombre de cas, les restrictions visant les ententes d’échange d’information en raison de préoccupations liées aux risques de mauvais traitements, et tout changement aux politiques et procédures internes lié à cette instruction.

113. Le ministre a également remis à la commissaire des lettres de mandat en 2018 et en 2022. Dans la lettre de 2018, le ministre a enjoint à la commissaire de travailler surtout à moderniser la GRC, à éliminer le harcèlement et l’intimidation, et à faire progresser la réconciliation avec les peuples autochtones. La lettre ne faisait pas précisément mention du mandat de la Police fédérale de la GRC ou de ses opérations Note de bas de page 199 .

114. Dans sa lettre de 2022, le ministre a chargé la commissaire d’agir dans plusieurs domaines liés au mandat de la Police fédérale de la GRC, notamment :

  • améliorer la prestation de services de police fédéraux et nationaux et appuyer l’établissement d’une unité spécialisée chargée d’enquêter sur toutes les formes de la grande criminalité financière;
  • collaborer avec d’autres autorités pour lutter contre la cybercriminalité, le recyclage des produits de la criminalité, la traite des personnes, l’exploitation sexuelle des enfants, l’extrémisme violent à caractère idéologique, l’ingérence étrangère et les menaces envers les institutions démocratiques du Canada;
  • améliorer le recrutement à tous les niveaux pour être une meilleure réflexion des communautés qu’elle sert, surtout auprès des communautés autochtones et noires; recruter un plus grand nombre de membres possédant les compétences nécessaires pour lutter contre les crimes sophistiqués.

Le ministre a demandé que lui soit remis un rapport annuel sur les progrès de la GRC dans l’atteinte de ces priorités.

115. Le rôle du ministre de la Sécurité publique est de demander à la GRC de lui rendre des comptes à titre de représentant élu. En retour, la GRC doit rendre des comptes au ministre au sujet de ses politiques et de ses actions Note de bas de page 200 . Toutefois, seules deux exigences réglementaires obligent le commissaire à faire rapport au ministre. La première se trouve dans la Loi visant à éviter la complicité dans les cas de mauvais traitements infligés par des entités étrangères, qui oblige la GRC à faire rapport au ministre sur les cas d’échange de renseignements qui entraînerait un risque de complicité dans les cas de mauvais traitement infligés par des entités étrangères. La deuxième se trouve dans le Code criminel, qui exige que la GRC fasse rapport au ministre par l’entremise de Sécurité publique Canada sur son recours à la surveillance électronique dans le cadre de ses enquêtes.

116. La Loi sur la GRC ne comporte aucune disposition entourant la production périodique de rapport au ministre. La production de rapports est plutôt déterminée de façon informelle entre le ministre et le commissaire Note de bas de page 201 . Dans une comparution devant le Comité, le sous-commissaire à la Police fédérale a indiqué que, majoritairement, l’engagement du ministre relativement à la GRC est axé sur le mandat de la Police contractuelle. Lorsque la Police fédérale entre en communication avec le ministre, c’est presque exclusivement pour fournir une vue d’ensemble de la situation entourant un grand dossier ou une enquête importante. En raison de l’indépendance de la police, il a déclaré que la relation est unidirectionnelle : la Police fédérale informe le ministre, mais le ministre ne donne pas d’orientation à la Police fédérale. Le ministre et la Police fédérale ne collaborent pas sur les questions de gouvernance, de priorités et de direction organisationnelle Note de bas de page 202 . À l’inverse, les ententes sur les services de police que la GRC a conclues avec huit provinces et trois territoires exigent des commandants divisionnaires de remettre des rapports annuels détaillés aux administrations contractantes sur les objectifs et priorités, et des rapports distincts sur la planification des finances et des ressources humaines Note de bas de page 203 . Dans le même ordre d’idée, le SCRS doit remplir son obligation légale de présenter des rapports tous les 12 mois au ministre concernant les activités opérationnelles du Service au cours de cette période Note de bas de page 204 .

Gouvernance interne

117. Au sein de la GRC, l’organe directeur supérieur est l’État-major supérieur. Actuellement, ses membres sont les personnes qui occupent les fonctions de commissaire, de dirigeant principal de l’Administration, de sous-commissaire de chaque secteur d’activité de la GRC (Services de police contractuels et autochtones, Police fédérale et Services de police spécialisés), des sous-commissaires étant les commandants responsables de la Colombie-Britannique et de l’Alberta, de dirigeant principal des Finances, de dirigeant principal des Politiques stratégiques et des Relations extérieures et de dirigeant principal des Ressources humaines Note de bas de page 205 . Même si le commissaire demeure l’autorité décisionnelle finale de la GRC, l’État-Major peut fournir des conseils au commissaire, délibérer sur des questions touchant la GRC ou prendre des décisions collectives Note de bas de page 206 .

118. Sous l’État-major supérieur se trouve l’Équipe de gestion supérieure. Cette équipe est composée du commissaire, des membres de l’EMS, des autres commandants de chaque division et d’autres cadres supérieurs de la Direction générale. En règle générale, l’Équipe de gestion supérieure est chargée d’établir les priorités stratégiques de la GRC, mais peut également se pencher sur les questions portées à son attention, soit avant de consulter l’État-major supérieur ou après aux fins d’examen plus approfondi Note de bas de page 207 .

119. À l’extérieur de la GRC, le commissaire reçoit des conseils externes du Conseil consultatif de gestion. Ce Conseil est composé d’au plus 13 membres nommés au nom du ministre de la Sécurité publique Note de bas de page 208 . Le Conseil peut fournir des conseils et des rapports au commissaire sur la gestion de la GRC, notamment en ce qui a trait à l’utilisation des ressources, à l’élaboration des plans de modernisation et à la mise en œuvre de politiques et de contrôles de gestion qui favorisent les opérations de la GRC Note de bas de page 209 . Bien que le Conseil se soit penché sur le statut de la Police fédérale en novembre 2019, on ignore s’il a fourni des conseils à la commissaire par la suite.

120. La Police fédérale est dirigée par le sous-commissaire, Police fédérale, qui siège à l’État-major supérieur. Puisque la GRC est le service de police national du Canada, les ressources de la Police fédérale sont éparpillées dans tout le pays et possèdent des voies hiérarchiques différentes Note de bas de page 210 . En Ontario et au Québec, les divisions sont exclusivement composées de ressources de la Police fédérale, qui relèvent directement du sous-commissaire à la Police fédérale. Dans les autres provinces et territoires, les ressources de la Police fédérale relèvent d’un commandant divisionnaire, qui est aussi responsable de la Police contractuelle et doit rendre des comptes au commissaire de la GRC et aux autorités provinciales Note de bas de page 211 .

121. Au fil des années, la Police fédérale a pris des mesures pour accroître sa gouvernance sur ses ressources au sein des divisions, particulièrement celles à l’extérieur de l’Ontario et du Québec. En 2017, elle a ajouté le poste d’officier des Enquêtes criminelles fédérales. Ces officiers responsables des enquêtes criminelles servent de lien entre la Police fédérale à la Direction générale et le personnel de la Police fédérale dans les divisions Note de bas de page 212 . Même si ce changement a renforcé la gouvernance de la Police fédérale sur les ressources dans les provinces et territoires, la Police fédérale a indiqué que des difficultés demeuraient dans certains aspects, comme la réaffectation de ressources fédérales, l’harmonisation des ressources avec les priorités ainsi que des incohérences dans les opérations de la Police fédérale Note de bas de page 213 .

122. En 2021, la GRC a approuvé et commencé la mise en œuvre d’un plan de transformation de la Police fédérale. Entre autres, le plan visait à accroître la gouvernance et la responsabilité du programme de la Police fédérale à l’échelle nationale. En changeant la structure hiérarchique de façon à ce que les officiers des Enquêtes criminelles fédérales relèvent de la Police fédérale à la Direction générale et non de commandants divisionnaires, la Police fédérale a tenté d’accroître sa visibilité et son autorité sur ses ressources afin de s’assurer qu’elles répondent aux priorités de la Police fédérale Note de bas de page 214 . La Police fédérale s’attend aussi à être mieux à même de diriger et de superviser ses enquêtes à l’échelle nationale. De plus, la Police fédérale prévoit de réaffecter ses ressources vers les secteurs où se concentrent en majorité les enquêtes de la Police fédérale : Vancouver, Calgary, Edmonton, Toronto, Ottawa et Montréal Note de bas de page 215 . Alors que l’échéance pour la modification de la structure hiérarchique était fixée à avril 2022, des retards ont entraîné son report et aucun échéancier n’est établi pour le moment. La redistribution géographique des ressources de la Police fédérale ne suit aucun calendrier Note de bas de page 216 .